Pétain dort #1


Pétain dort devant la Haute Cour de Justice de Paris.

Nous sommes entre le 23 juillet et le 15 août 1945. Son siège n’a pas de repose-tête, alors il soutient sa nuque d’une main, d’un geste nonchalant. Il dort.

Pourquoi faudrait-il qu’il reste éveillé à son propre procès ? Il fait si chaud. Oublier qu’il est bien mal assis ? Oublier ces griefs excessifs pour lesquels il a été convoqué dans cette salle du palais de justice chauffée à blanc. Intelligence avec l’ennemi. Crime contre la sureté de l’État. Allons bon ! Quoi encore ? Quelle fournaise, cette audience...On aurait pu attendre l’automne pour cette mystification ... J’ai sauvé la France à deux reprises, tout de même, par deux fois! C’est pas rien ! Fermer les yeux. Dormir. Faire semblant de dormir. Penser à la fraîcheur et à la gentillesse des femmes de Paris. De celle de Sigmaringen ?

Indifférent à l’événement. Il porte l’uniforme kaki de maréchal de France ; il a choisi une seule décoration, la plus haute, la médaille militaire — épinglée sur sa poitrine, à la place de l’étoile – qui lui a été attribuée en 1918. Car, « [s]oldat dans l’âme, [je] n’[ai] cessé de donner des preuves éclatantes du plus pur esprit du devoir et de haute abnégation [et d]’acquérir des titres impérissables à la reconnaissance nationale en brisant la ruée allemande et en la refoulant victorieusement. »

— Militaire, j’ai toujours agi selon mon devoir. Quand j’ai demandé l'armistice, c'était d’accord avec nos chefs. Selon moi, un acte nécessaire et sauveur pour la France. Je n’entends m’adresser qu’au seul peuple français qui, par ses représentants réunis en Assemblée nationale, m’a confié le pouvoir le 10 juillet 1940. Je ne ferai pas d’autre déclaration. Je ne répondrai à aucune question.

Je dors. Je trouve le temps long. Je ne me reproche rien.

Il dort. Dans le sommeil profond, celui de la bonne conscience.

Je pense à Antonin Artaud, mort de faim dans l’Aveyron.

En 1939, on m’a nommé ambassadeur de France à Madrid, la France déclarait ainsi. sa reconnaissance de la victoire franquiste sur le camp républicain et la fin de la guerre civile espagnole. Je faisais ainsi mon grand retour dans les hautes responsabilités. Ma mission était simple. Je devais veiller à la neutralité de l’Espagne dans le conflit européen qui se préparait. Puis, après la débâcle, on m’a rappelé d’Espagne pour que je trouve une solution pour la France.

Ma vie, je l’ai toujours passée à servir la France ; en 1940, on m’a supplié d’accepter le pouvoir, on m’a supplié de rentrer en France. J’ai protégé le peuple français. Maintenant, ses reproches... je suis fatigué. Je ne regrette rien. Ni la révolution nationale, ni Bousquet, ni Papon ; en revanche, oui, je regrette cette bonne éducation des SS, l’aryanisation de nos pays, l’Europe nouvelle qu'on construisait ensemble, la droiture et l’impartialité de la Kommandantur ; je ne regrette pas la IIIe république, ce ramassis de bolcheviks et de youtres en tout genre, cette vermine rouge ; ce procès me dégoûte. J’ai sommeil.Je dors.

Il dort. Le procès de l’armistice, celui de la débâcle 1940, de la collaboration. Quoi, encore ? C’est un peu fort. Le reste est mis en flottaison.

Tout a déjà été réglé. Je serai condamné à mort. Puis la peine sera commuée en emprisonnement à vie du fait  de mon grand âge. On reviendra dans quelques années. Plus forts.

Ma vie, je l’ai toujours passée à servir la France ; en 1940, on m’a supplié d’accepter le pouvoir, on m’a supplié de rentrer en France. J’ai protégé le peuple français. Maintenant, ses reproches... je suis fatigué. Je ne regrette rien. Ni la révolution nationale, ni Bousquet, ni Papon ; en revanche, oui, je regrette cette bonne éducation des SS, l’aryanisation de nos pays, l’Europe nouvelle qu'on construisait ensemble, la droiture et l’impartialité de la Kommandantur ; je ne regrette pas la IIIe république, ce ramassis de bolcheviks et de youtres en tout genre, cette vermine rouge ; ce procès me dégoûte. J’ai sommeil.Je dors.

Il dort. Le procès de l’armistice, celui de la débâcle 1940, de la collaboration. Quoi, encore ? C’est un peu fort. Le reste est mis en flottaison.

Tout a déjà été réglé. Je serai condamné à mort. Puis la peine sera commuée en emprisonnement à vie, du fait  de mon grand âge. On reviendra dans quelques années. Plus forts.

Les quatre ans dix mois et deux jours à Vichy s’évaporent. Ces années planent au-dessus de la tête qui repose négligemment dans la main de Pétain. Peut-être même que tous les disparus n’ont pas réellement disparus. Les arrestations, les déplacés... Et tout ce qu’on raconte maintenant sur les camps de prisonniers... Je n’y crois pas. Il fait si chaud. Si moite. Le front vers le plafond, paisible, détendu, Pétain est en train d’oublier qu’il a été le chef de l’État français, replié à Vichy, collaborateur de l'Allemagne nazie ? En flagrant délit de je suis ailleurs, plus rien ne m'importe, je suis en dehors de la mêlée et de ces revanches. Les oiseaux noirs des heures noires, le cuir des gabardines noires comme qui luisaient dans le soir, s'élèvent et tourbillonnent dans le tribunal : lex, lex, dura lex. Dans cette salle d’audience, sa mémoire s’efface. Ça tombe à pic. On parle autour de lui. Il n’entend pas. Les écrivains ont payé pour ce que nous avons fait. Les Rebatet, Brasillach, Ferdonnet, Fernandez, Drieu la Rochelle, Abel Bonnar, Jacques Chardonne, tous sujets de « faits de collaboration ». Verba volant, scripta manent Les femmes aussi ont payé pour nous. On les a tondues.

Laisser les événements refroidir, les tenir à distance, voir double, s’éloigner des morts et attendre que l’émotion des survivants, des descendants, retombe, ne circule plus sur la place publique, attendre. Dormir. Se faire oublier. Attendre que les témoins de l’Histoire ne soient plus en vie. 

L'air débonnaire, nazi-avichyb dans l’âme. Pétain a pu permettre à certains de minimiser son rôle durant la 2e guerre mondiale ; la concorde républicaine prônée par de Gaulle a permis de tout cacher sous un mouchoir. Vichy, l’angle mort de l’histoire des trente glorieuses. Trois décennies où l’on se ment à soi-même. On dédramatise. Les documents qui confondront les pétainistes ne sont pas encore accessibles. Rien n’est encore avérée. Ni la collaboration d’État du régime de Vichy, ni celle de la police française au service de l’idéologie nazie, ni la milice, ni Henri Lafont, ni la rue Lauriston, ni la petite pègre qui a fait des affaires. Tous restent caché dans la région trouble de l’indicible, derrière des fenêtres fermées, les volets clos. La France refoule1 son passé proche pendant que la France de Vichy attend. Elle dort. Les archives ne sont pas ouvertes. On n’aura jamais fait le procès de la collaboration. Il y a eu des exécutions sommaires et des crânes rasée. Des Céline encensés.

Dans les années cinquante. Dans les années soixante. Il dort.

Papon : des Juifs aux Algériens, en passant par les Rouges

Massacre du 17 octobre 1961 : à Paris et dans sa banlieue, les forces de l’ordre placées sous le commandement du préfet de police Maurice Papon répriment la manifestation pacifique des Algériens qui manifestent pour le droit à l’indépendance. Oui, je dis bien : les forces de l’ordre placées sous le commandement du préfet de police Maurice Papon ; celui qui, secrétaire général de la Gironde, signait les documents autorisant les déportations. Comment le retrouve-t-on à ce poste en 1961 ? Vingt ans après ?

À Paris, la violence est telle que la Seine est rouge de sang. Les témoins oculaires de ce massacre sont formels. Ils voient la police balancer des corps sans vie dans le fleuve. Le nombre exact des Algériens tués est toujours débattu aujourd’hui : faut-il comptabiliser les morts antérieures et postérieures à cette manifestation ? Comment être précis du fait des disparitions pures et simples de certains Algériens ? Disparitions qui peuvent être imputables aux expulsions de manifestants vers les trois départements français Alger, Oran, Constantine. Mais, peut-être pas.

Plaque en mémoire des victimes
 du
17 octobre 1961
Pont de L'Île-Saint-Denis, L'Île-Saint-Denis @Chabe01


8 février 1962 : le préfet de police Papon ordonne la répression d’une manifestation organisée par des syndicats et des partis de gauche.  

En 1967, on voit Papon nommé président de Sud-Aviation (ex-Aérospatiale), à ce titre, il présente le Concorde). Papon est élu député-maire.

De 1972 à 1978, il devient président de la commission des finances de l’Assemblée Nationale ; puis rapporteur général de cette commission.

De 1978 à 1981, il est ministre du budget du gouvernement Barre (Giscard d’Estaing).

Dans les années soixante-dix, Pétain cligne des yeux. 

Mais, le 6 mai 1981, des documents relatifs à la complicité de Papon avec les nazis et à sa collaboration à la déportation sont révélés au grand public par le Canard Enchaîné2. Sa carrière de haut fonctionnaire s’achèvera-t-elle là? La publication de ces documents ne le trouble pas : il ment, il tente une plainte en diffamation et demande à un certain « jury d’honneur » qui ressemble à un canular de déclarer qu’il faisait partie des forces de la résistance combattantes. Un Papon sans vergogne. Est un lâche, jusqu’à la fin. Lâche mais dangereux.

19 février 1983, il est inculpé de crimes contre l’humanité. Condamné pour complicité d’arrestations et de séquestrations. Mis en liberté. Il persiste à dire qu’il est innocent et que sa responsabilité ne peut être engagée dans la mort des déportés bordelais. Il s’enfuit en Suisse lors de son procès. Est arrêté. Expulsé. Emprisonné, condamné à de la prison, puis libéré du fait de son grand âge.

Bien qu’« impotent et grabataire », il sort à pied de la Santé, sans aide ou quelque artefact, le 18 septembre 2002. Il ne ment toujours pas. Dans sa tête, il est un homme d’honneur. Pour le comprendre, il suffit d’être au fait : il était en total accord avec l’idéologie nazie du surhomme et il ne respecte pas la justice républicaine. Il est debout. Il se porte à merveille. Paradoxalement, sur le plan judiciaire, il persiste à chercher à avoir raison sur le fond. Le 4 juillet 2003, l’État arrête de lui verser sa retraite de haut fonctionnaire. Mais continue à lui verser sa retraite de ministre du budget. Le 14 octobre 2004, il est condamné pour avoir porté la légion d’honneur, alors qu’elle lui a été retirée. Papon meurt le 17 février 2007 à 96 ans.

Avril 2020, nous venons de vivre une épidémie mortelle qui a permis un flash autoritaire de la Vrépublique Le 11 mai 2020 est un lundi. Premier jour du premier confinement. Covid-19 était encore au masculin ; la question de genre ne se posait pas pour ille. Il était prévu de faire une chaîne humaine, entre le pont de l’Ile-Saint-Denis et le pont de Villeneuve-la-Garenne, en respectant les distances de sécurité et les « gestes-barrière ». Il s’agissait de manifester notre désaccord contre les violences, le racisme et les abus de pouvoir des forces de l’ordre pendant la quarantaine du 18 mars ou 10 mai 2020. Les deux villes ayant été particulièrement touchées par la répression policière.

Pétain dort

Dans le Parisien, on lit

Je me surprends à écarquiller les miens. Pétain dort-il vraiment ? Dans le corps de nos dirigeants.

« C’est pas moi qui répondra »

Gretz-Armainvilliers, Seine-et-Marne, Ile-de-France

Port-Joinville, Vendée

J’ai craché, je crache, je cracherai sur vos tombes

__________________________________________________

Notes

1. Sur la question du refoulement, comme habitus dans la constitution française, consulter l’étude complète de Jean-Baptiste Botul, L’Hexagone au prisme du refoulement politique. Enquête de terrain, éditions Mille et Une Nuit, Fayard

2. Article de Nicolas Brimo, « Papon aide de camp », in Le Canard enchaîné du 6 mai 1981

3. Robert Paxtona, La France de Vichyb, 1940-1944, Édition du Seuil, 1973

___________________________________________________        ____________________________

Surnote

a. L’historien étasunien a déçu en créant cette polémique outre-atlantique au sujet du prix Goncourt attribué à Éric Vuillard pour L’Ordre du jour. Or, les reproches de Paxton tiennent dans un mouchoir de poche : une subjectivité de focale est reprochée à l’écrivain, qui par ailleurs, selon Pierre Assouline qui révèle l’élément qui a déclenché ce livre : Lire ici

b. Nazi-avichy est un terme emprunté au javanais issu des différentes langues parlées  par les déportés dans le camps-ghetto de Therensienstadt.


Commentaires

Articles les plus consultés