DROIT DANS LE MUR, LA HARDE

Droit dans le mur, la harde Sandra Lecoq

Circonstance | Galerie, Le Dojo, Nice

Matériaux divers, hardes, céramiques

Dimensions variables 2021-2023


La peinture déborde : là, quand on croit qu’elle s’achève

Alexandra Majoral


La Harde

2023, voici la nouvelle exposition personnelle de Sandra Lecoq.

En entrant dans la galerie, notre regard est d’emblée frappé par le rythme et la vitesse, le tempo (entre vivace et prestissimo), de cette grande fresque qui s’imposent sur les murs blancs : un peuple, des figures, des corps en mouvement. C’est la turbulence de la vie, son impétuosité, l’énergie qui vous saute à la figure, le bruit et la fureur de qui veut faire avec ce qui lui est donné pour vivre.

La Harde, qui tapisse les murs du Dojo, propose un tohu-bohu de couleurs, un chaos de figures, de motifs et de personnages (un vrai remue-ménage). Se coudoie et se bouscule une foule de personnages et de formes anthropomorphiques hétéroclites.

Nous sommes emportés par cette Harde ; est-ce une fête ? une bagarre ? un combat de rue ? un soulèvement ? un jeu d’enfants ? une révolution ? Ça part dans tous les sens. Ça bringuebale, ça chute, ça grouille, ça vole, ça gesticule, ça valse. La vague est telle que, pris de vertige, l’on ne sait plus si nous sommes les spectateurs ou les personnages de cette fresque couleur chair, où finit notre peau et où commence celle de ces personnages de tissu camaïeux de rose.


Sous l’œil mauvais d’un coq (un gangster à crête rouge et au corps d’homme) braque vers nous son revolver, les personnages sont déchainés, batailleurs, turbulents ou calmes, lents, remuants, statiques ou fougueux ; les uns sont en pleine action, partis pour la bagarre, les autres juste en train de fumer, habillés comme dans une revue de mode, la cigarette à la main ou d’autres encore, sans tête, l’air de poser pour un photographe, portent veste et cravate au dessus de la ceinture et short et tongs en bas, très stylé, les ongles des doigts de pieds vernis, des masqués, démasqués, cubistes à lunettes, les mains dans les poches, des flingues plus grands que nature, des petit monstres la tête dans les épaules qui n’ont pour visage qu’une grande bouche, un enfant sans âge et sans regard, bedonnant, sur une balançoire, des figures de skateurs, des kickflips ou des nollie pop shove, slides et grinds, toute une sorte de gens, des urbains, dreyfusards ou maurrassiens, des hurluberlus, des comiques, des loufoques, des black bloc of one en rose et en leur nom propre, des filles à papa en scooter la bouche ronde et crénelée, grande ouverte qui a peur, des bouffons, un cocktail molotov la mèche allumée prêt à être lancé, celui qu’on appelle Hétophe, des chiens, esthétique du politique, des visages dissimulés derrière une pancarte qui revendique une bouche dans une main et l’autoportrait de l’artiste dans l’autre. Une main posée sur une chute de tissu d’ameublement (un divan, peut-être ?). Pour certains, « Ta gueule » est un slogan. « Female Wild Soul » un autre, mis en abime. Certains leitmotive de l’œuvre de Sandra Lecoq apparaissent dans certains coins.


Des formes encagoulés (la tête dans le torse) qui n’ont de visage qu’une bouche grand ouverte et qui nous font des doigts d’honneur.

Des qui dansent

Des qui courent

Des qui sautent

Des qui font de la balançoire

Des qui tombent

certains crient, d’autres rient


Ces formes anthropomorphiques, ces êtres de tissu, couleur chair, ont envahi l’espace et les murs de la galerie.

On ne sait plus s’ils se moquent d’eux ou de nous, se narguent, s’ils s’interpellent, s’ils se parlent entre eux et se répondent.

Les murs sont devenus un grand terrain de jeux. On est éclaboussés.


Les Hardes

La fresque déploie un peuple de figures et de formes humaines, découpées dans de grands tissus qui se superposent ; elle rappelle et convie le dessin sans fusain ni crayon et la peinture sans ses outils ni ses supports.


Les techniques dites « féminines », aujourd’hui Sandra Lecoq les écarte volontairement, d’une main ferme et agacée. Avec elles, l’image de l’ouvrage de dame. Au este, Sandra Lecoq serait-elle une dame ? Correspond-elle à ce qu’on entend par dame (femme qui se comporte comme ce qu’on attend d’une personne du sexe féminin) ? La réponse sera normande.

Mais, dame, oui ! Mais dame, non ! quand dame est une exclamation marquant la surprise. Car Sandra Lecoq n’est pas à un paradoxe près. Rien n’est certain chez elle. Le doute la hante. Cette inquiétude, ce questionnement est un réel tourment chez elle.

Elle n’est sûre de rien. C’est un être d’incertitudes, de contradictions, de tâtonnements, d’interrogations, de vérités et de contre-vérités, qui avance sans relâche, comme un enfant entêté, trouve des réponses qui se succèdent les unes aux autres, des affirmations antinomiques qui se dédisent les unes des autres jusqu’à l’épuisement.


Dans son atelier, Sandra Lecoq travaille de façon empirique en essayant de résoudre le problème de la quadrature du cercle qui déborde, en l’occurrence, le champ des mathématiques : peindre sans peindre. On la voit toujours porter un tablier de peintre en sergé de coton bleu avec de tâches de peinture, qu’elle pourrait aussi porter dans la cuisine.


Pour cette exposition, Sandra Lecoq a inventé sa propre technique, qui est sans savoir-faire et impose une cadence accélérée : elle lui permet de travailler vite, dans l’urgence. C’est parfois trash, parfois sale, cradingue et brouillon, comme on le dit d’un élève quand il ne s’applique pas, et paradoxalement sophistiqué.

Sandra Lecoq s’éloigne ici du travail de fil et d’aiguille réservé aux femmes. Pour cette fresque, elle ne coud pas : elle colle.

Elle modèle des formes, comme un couturier le fait pour un vêtement, dans des morceaux de tissus, qu’elle colle entre eux, elle découpe. Sandra Lecoq va vite : elle utilise cette technique dans la précipitation, pour aller vite, comme si le temps lui manque.

Les personnages ou les motifs sont ensuite cloués aux murs.


Par endroits, la colle déborde et imbibe le tissu : elle rend alors la couleur plus foncé, délimitant alors une sorte de contour (le trait noir plus ou moins régulier dans la tradition de la ligne claire) ; effet d’ombre et de lumière couleurs en aplats, déchirure du tissus qui donne du relief, de la matière, bords effilés.


Sandra Lecoq


Peintre de formation, Sandra Lecoq bataille, sue sang et eau pour la survie de la peinture, qui a été, un jour, décrétée morte. Elle trace son propre chemin en déconstruisant et reconstruisant sa pratique d’atelier, sa formation et son enseignement, sa relation à l’autre, à ses pairs, à ses maîtres.

Sauver la peinture abstraite a pu un temps la briser. Défaire, déconstruire la peinture. Mais, au bord de la rupture, la réinventer. L’articuler autrement. La renverser. La recombiner. La recomposer. Etre tiraillé. Avec l’énergie du désespoir, il lui a fallu dire non, se rebiffer et crier son désir de la peinture (qu’elle soit abstraite ou figurative), tenir tête et relever le défi de la disparition de la peinture et de son effacement et recouvrer la possibilité de peindre. Se dire peintre. Autrement. Se libérer des tutelles ; mais conserver l’esprit des anges tutélaires.


En effet, on n’assigne pas à résidence Sandra Lecoq et son travail artistique. Même si on devait s’interdire tout sujet pictural qui ne relèverait pas de la peinture en soi ou tout tableau qui ne s’en remettrait pas qu’à lui-même et que le lyrisme serait banni, l’artiste est bien trop impertinente et insolente pour obéir à tout ordre d’où qu’il vienne.

Ainsi, Sandra Lecoq trouve une parade pour se défaire des dogmes et se libérer de sa condition humaine, de sa condition de femme (fille, sœur, épouse mère), de sa condition d’artiste, – cette dernière n’a d’ailleurs jamais été destinée à respecter les règles et les normes ou à se conformer à quelque principe que ce soit. Etre une femme c’est pas de chance ! Il faut faire avec ce handicap, qui est d’être une artiste femme en 2023.

Cette recherche, chez Sandra Lecoq, ne s’est pas faite sans douleurs et sans larmes. Car, c’est son corps tout entier qu’elle engage, comme quand elle jetait de toutes ses forces des slips d’hommes gorgés de peinture sur des toiles posées au sol. Geste artistique, physiquement éprouvant.



Sandra Lecoq ne peut peindre en rejetant toute expression personnelle, tout souvenir, tout rêve, toute fiction. Dans l’objectif de peindre en soi. Elle peint avec sa vie, sa vie de peintre, Débarrassée d’un esprit trop sérieux. Son atelier est une salle de jeu et un terrain de bataille. Elle joue avec la peinture et se joue d’elle et d’elle-même en retrouvant la sauvagerie et la brutalité de l’enfance, son humour et ses drames, ses bizarreries, son sérieux et sa solennité.



Nous sommes de la même étoffe que les songes / We are such stuff as dreams are made on, et notre petite vie est environnée de sommeil and our little life is rounded with a sleep

(Shakespeare, La Tempête ; acte IV, scène 1)



Sandra Lecoq a choisi l’étoffe : guenilles, vieux bouts de tissus récupérés, chiffons déchirés, textiles d’ameublement. Nous sommes de la même étoffe que les songes / We are such stuff as dreams are made on, et notre petite vie est environnée de sommeil. and our little life is rounded with a sleep

Elle taille les rêves qui nous font dans ces textiles pour La Harde où nous voilà tous turbulents irréductible et fougueux. Plantés dans les murs.


Nous sommes de la même étoffe que nos rêves et nous sommes de guenilles et de chutes de tissus.


Voici la harde couleur chair sur nos murs. Dans une explosion de joie qui tient à distance la mélancolie, le cafard ou le spleen, Droit dans le mur, la harde de Sandra Lecoq nous éclabousse de couleur.



Rose

Ce rose, qu’on affectait aux filles, à l’époque où elles naissaient dans les choux, est pour l’artiste la couleur du vivant, de la vie, « le vierge, le vivace, le bel aujourd’hui », le rose de chair et de sang, (opposé au livide, au blafard, au blanc cadavérique), celui de chair et d’os, le rose têtu et entêtant, qui n’a rien d’acidulé, qui est obstiné et résistant, le rose paradoxalement indiscipliné et désobéissant. Le rose doux et fort, comme un oxymore.

Ce rose qui jalonne l’œuvre de l’artiste autrichien Franz West (The Ego and Id, l’Étron et le Néant, Labstück, Lily Of The West, Dorit, Cool Books). Couleur du malabar, le roi des bubble-gums. Du rose cœliaque. Lumière intestinale. Rose crevette Rose viscère. A la fois doux et fort. Ces roses qu’on trouve aussi chez Philip Guston.

Les roses poussière passent soudain au flashy sur des tissus pour fauteuils ou rideaux


autobiopicturalisation

Sandra Lecoq se souvient maintenant qu’enfant, adolescente, toute jeune femme, elle voulait « repeindre la vie en rose » pour la rendre plus douce. Cette idée n’était pas délirante ou fantaisiste, mais un désir violent, une intention catégorique, une volonté ferme : elle voulait y parvenir. Apaiser les tensions, réparer les injustices, renverser l’ordre social pour que le monde soit moins violent pour tous ceux qui ne sont pas dans les normes de l’hétérosexualité comme régime politique dans lequel l’assignation au genre est obligatoire alors qu’il n’a pas du tout lieu d’être. Guillaume Dustan disait : « je voudrais que la vie soit cool », en respectant la dignité humaine de toute personne ; ce qui revient à dire qu’il voulait que chacun ait le droit de vivre dignement, que tout le monde doit être bien traité et que le droit s’applique à tout le monde de façon identique. Repeindre la vie en rose.


Chez Sandra Lecoq, le travail artistique et la vie fusionnent. L’un ne va pas sans l’autre. Ils se nourrissent l’un de l’autre et sont tissés ensemble.


Dans l’art, comme dans la vie physique, pourquoi faudrait-il qu’il y ait qu’une seule vérité ? Pourquoi faudrait-il obéir à un dogme absolu ?


Il y a des expériences, des essais. Des chemins qui ne mènent nulle part. Ce qui pouvait être vrai et juste hier ne le sera peut-être plus demain. Ce qu’on pensait faux s’avère vrai. Ce qui demeurait jusque là une hypothèse finit par être démontré. Pour ce qui est des sentiments, des choix, des affirmations, des émotions humaines. Il en est de même pour ce qui est de l’esthétique.


Avec Droit dans le mur, la harde, c’est de la vie dont elle nous parle, de sa vie personnelle, de son intimité, de sa vie de peinture, de son désir de peinture, de couleurs, de peinture et de méta-peinture.

L’esprit des jeux l’accompagne.

Le souvenir de ces journées à courir dans la garrigue avec son frère Jordi : ils seraient les enfants sauvages d’un territoire minéral et aride, presque désertique, brûlés par le soleil, il inventaient avec ardeur et enthousiasme leurs jeux qui les inventaient eux-mêmes, sans se préoccuper de qui est fille, qui est garçon, sans assignations, sans identités sexuelles, sans ordre moral qui impose à elle un jeu petite fille, à lui un rôle de garçon. Qu’est-ce qu’on invente maintenant dans ce territoire, toi et moi ?

Ce souvenir est toujours celui qui anime Sandra Lecoq dans son atelier. Redevenir enfant sauvage et recouvrer sa liberté de créer.


Sortir du cadre / Troubler la notion de limite

Ainsi, Sandra Lecoq et les personnages de sa fresque me font penser au garçon du tableau de Pere Borrell de Caso, peint en 1874, Huyendo de la crítica (Fuyant la critique) qui déstabilise en troublant la notion de limite. 

Dans ce trompe-l’œil (trompe-la peinture), l’enfant, va-nu-pieds déguenillé, à l’allure négligée, est saisi au moment où il enjamber le cadre, avant qu’il ne fasse son choix : sauter à l’extérieur du tableau ou retourner à l’intérieur. Tout son corps tendu, il regarde à gauche, son regard est apeuré, mais un léger sourire se dessine sur ses lèvres, son regard est peut-être étonné. Peut-être effrayé. Que va-t-il choisir ? Retourner à l’intérieur de la toile ou sauter de l’autre côté ?

Que cherche-t-il en fuyant la critique ? De quel côté est la peinture ? La critique ?

Où commence la fiction ? où se trouve le réel ?

Où se termine la peinture ? Quelles sont ces frontières ? Doit-on l’enfermer dans le périmètre carré de la toile ? Qu’attend-elle ? le surgissement de l’inattendu ? la démesure ? Dans le mur, la harde peut répondre à ces questions.


Au fil de ses expositions, Sandra Lecoq écrit une autobiographie sous forme d’œuvres d’art, en démultipliant les médiums, en passant de l’un à l’autre. Son autobiographie est colorée, exubérante et protéiforme. Ses œuvres visuelles sont des confessions, des autoportraits, des souvenirs, des accusations, des confidences, les portraits d’une intimité, parfois drôles parfois graves : picturalisation de sa vie et du monde ou mieux : autobiopicturalisation dont Dans le mur, la Harde confirme la cohérence, l’excentricité, l’étrangeté et l’inventivité.


Hard.e.s


Sandra Lecoq joue avec la paronymie des mots (sens différents mais même prononciation)

En vénerie (chasse à courre), la harde est un terme technique qui désigne la corde qui relie les chiens par quatre ou six.

C’est aussi une troupe de bêtes sauvages, meute, qui vivent ensemble (la harde de cerfs, de biches) ou d’oiseaux de proie (une harde de corbeaux)

Au pluriel, les hardes désignent des vieux vêtements des chiffons en lambeaux des morceaux de tissu sans valeur des guenilles, déchirées et sales.

En anglais, hard, c’est dur, difficile









Commentaires

Articles les plus consultés