Un soir d’octobre
La fille et les Russes
Où sont les autres ? Ceux avec qui nous sommes arrivés ici ?
— Stanislas et Netchaïev ? Ils sont allés faire leurs bagages. Nous partons demain. Vous venez toujours avec nous, bien sûr?
Le feu s’effondre dans la cheminée. Une bûche roule sur le sol dans un éclaboussement de braises, d’étincelles et de cendres. Evguéni saisit la pelle et les pincettes et étouffe vite ce début d’incendie. Le feu qui brûle dans l’âtre est un début d’incendie, contenu comme on ravale la violence d’une émotion. Amorce d’un embrasement.
— Vous n’avez pas répondu à ma question. Vous venez avec nous ? Si vous n’y voyez pas d’objection, je pense que nous sommes faits l’un pour l’autre. Et je suis sûr que vous m’aimez déjà vous aussi. Vous savez, nous ne pouvons pas contrarier le cours des choses. C’est comme ça : il y a nous deux maintenant. Regardez-moi dans les yeux. Ne me faites pas douter. Vous le savez aussi bien que moi.
Elle regarde le front d’Evguéni : il est haut et bombé ; la naissance des cheveux n’est pas vraiment précise. Ce sont des cheveux fins et soyeux. Clairs. Des mèches retombent sur ce grand front pâle souligné par des sourcils épais au-dessous desquels les paupières, comme les ailes d’un papillon, cachent et découvrent deux prunelles bleu cerclé de gris. Elle n'arrive pas à savoir si son regard est moqueur et blagueur, si ce qu'il dit est vraiment sérieux. La partie de son visage qui se trouve sous les yeux (le nez, la bouche, les joues, le menton, les mâchoires) est actuellement masquée par sa main.
— Ne restez pas debout.
Il s’est approché d’elle.
— Excusez-moi de vous avoir bousculée cet après-midi. Nous étions en pleine discussion sur un projet que nous avons en commun, mes amis et moi. Je vous en parlerai plus tard. S’il est nécessaire de dire quoi que ce soit de cette entreprise dans laquelle nous voulons nous lancer.
Elle perçoit un son argentin au-dessus d'elle. L’immense lustre à pendeloques s’est mis à trembler. Il clique et tintinnabule au milieu du plafond de la pièce, de ce vaste salon au parquet à la française, impeccablement ciré et lustré. A ce moment-là, le cliquetis de cristal est une ponctuation forte.
Elle s’est dirigée vers la fenêtre et regarde à l'extérieur. Elle ne voit pas la Seine, mais elle sait que le fleuve est la colonne vertébrale de Paris.
— Vous avez déjà aimé ? Avez-vous déjà aimé quelqu’un ?
— Je ne sais pas. Aimer ? Je n’ai pas encore eu le temps. Ni d’y penser.
Pourquoi aimer ce grand jeune homme un peu brutal qui a décidé de m’aimer comme on signe un contrat d’assurance ? Pourquoi lier sa vie à celle d’un autre pour faire sa vie, comme on doit avoir un travail, un chez-soi, une voiture, un compte en banque ? Pour être
indépendant et autonome ? Sans savoir ce qu’est la véritable liberté ?
Se construire une vie. Structurée et conforme. Quand vivre est plus
difficile que mourir.
— Je n’ai pas de quotidien. Je ne peux pas vous aimer. L’amour dont vous parlez s’inscrit au jour le jour. Dans le temps et l’espace. Une journée après l'autre.
— Je ne crois pas. L’amour est en dehors du temps. Il est. Il nous permet de sortir du quotidien, de nos jours ordinaires. Et d’oublier la vie. Monocorde, celle de tous les jours. L’amour a ce pouvoir extraordinaire de nous soustraire au cours de la vie et de nous libérer en échappant au temps.
De sa fenêtre, elle ne peut s'empêcher de penser : L’amour, l’amour, l’amour, les plus grands crimes ont toujours été commis au nom de l’amour, que ce soit l’amour d’une personne, l’amour de l’humanité, l’amour de la famille ou l’amour d’un pays. Les criminels de l’amour imposent leur façon d’aimer. Qui est la seule bonne façon. Bien entendu. Car il n’existe qu’une façon d’aimer. La leur.
La lumière du jour qui se termine joue sur le mur. Petit à petit, la nuit se répand comme une eau noire. La seiche crache son encre. Les lampadaire s’allument.
Il y a des phrases laissées à l’abandon dans la bouche d’AnnLee, échos de ruines grecques ou étrusques, des propos, des paroles, des oracles, mais... mais... mais, elle ne les prononce pas.
Au fond de l'appartement, dans sa chambre, le frère d’Evguéni est assis sur son lit. Il n'a qu’une idée en tête : jouer à colin-tampon. Tu refroidis, tu chauffes, c’est tiède, tu fumes, tu brûles. Il dit un mot pour un autre. Maintenant, c’est à colin-maillard qu’il veut jouer. Non, plutôt une partie de cache-cache. Mikado. Je te perce le cœur. Il reste assis, les jambes en tailleur.
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